Par Slobodan Despot
Diane Tell est un phénix. Elle renaît de ses cendres quand ses contemporains-poraines ont sombré dans les marigots de l’âge, de l’autoplagiat ou de la mélancolie plus ou moins chimiquement compensée. Voici cinq ans, elle se pointait en Valais avec sa Volvo vintage couleur crème et deux ou trois guitares. C’est là que je voudrais vivre, a-t-elle dit d’emblée. C’est là qu’elle vit. A jamais, ajoutait-elle un peu plus tard. C’est bien parti.
Elle arrivait du Pays basque où elle laissait une vie antérieure presque rangée et une grange emplie des souvenirs felliniens d’une carrière de diva. Depuis quelques semaines, le *Diva museum* est rapatrié lui aussi en Valais et il en étonnera plus d’un — mais je laisse à sa propriétaire le soin de le dévoiler.
Bref, dans les premiers mois de son exploration alpestre, je la croise sur un plateau de télévision. Elle venait chanter *unplugged*, moi parler de mon roman. En tant que conseiller, à l’époque, d’Oskar Freysinger, j’étais insortable pour son milieu, celui du show-biz. Même la collection «Blanche» de Gallimard n’arrivait pas à me blanchir. Diane, heureusement, ne savait rien de ces tabous. Elle était aussi ingénue qu’une aquarelliste anglaise débarquant à Palerme et croyant que l’expression «Cosa nostra» désignait des effets personnels. On ne devait pas tarder à la mettre au parfum.
Nous avions sympathisé d’emblée. Diane est une lectrice à la fois boulimique et subtile; je suis (dans ma version Mr. Hyde) imbibé de blues et de rock; tous deux maladivement curieux des vies des autres. Autour d’un plat de pâtes, elle me fait avouer que j’ai écrit des poèmes. Comme tout le monde, remarquez. Mais des poèmes circonstanciels, voire utilitaires: pour les dix ans de ma fille — «l’âge qu’on dit les deux mains ouvertes» —, pour repêcher un amour tumultueux, pour me flanquer à moi-même un coup de fouet. Elle m’en arrache trois, jusque-là strictement privés, qu’elle décide de mettre en musique. Ils figurent sur son nouvel album, *Haïku*, impressionnant d’harmonie et d’exigence.
Les amours chantées de la sorte ne meurent jamais, même flétries par la vie. Entendre dans un arrangement de jazz somptueux, joué par des musiciens d’exception, les mots mêmes qu’on s’est adressés dans les heures de doute absolu, cela ne vous «remonte» pas, cela vous *oblige*. L’abattement qui finit par faire battre des cœurs inconnus, ce n’est plus votre humeur personnelle: c’est l’alchimie même de l’art. Vous *devez* vous hisser hors de votre coquille. Bon débarras!
C’est peu dire, pourtant, qu’«on» l’avait prévenue, Diane, contre cette collaboration. Selon toutes ces âmes soucieuses, j’allais lui saloper son *comeback*. Elle m’avait fait part de ces rumeurs. Je pouvais bien me rendre anonyme, prendre un pseudo. *Consigliere Dellombra*, par exemple… En fin de compte, elle m’a gardé sous mon nom, M. Lourd-à-Porter. M’a même demandé de préfacer son album vinyle.
C’est plus que de l’amitié: c’est de la bravade et la signature d’un vrai caractère. Au faîte de sa gloire, Diane a entassé ses économies sur un compte bloqué pour racheter ses propres droits, prévoyant les années d’éclipse et de désert, planifiant le temps long. Elle est sa propre éditrice musicale, sa propre productrice, sa propre vidéaste même. Elle s’est construit au fil du temps une véritable forteresse, dont son nid d’aigle à Ayent n’est que l’expression visible. On lui aurait pardonné, à l’époque, de penser à autre chose. Or elle, pierre à pierre, construisait sa liberté. La liberté de travailler avec qui elle veut, comme elle veut, de vendanger avec les vignerons du cru et de dire «merde» au qu’en dira-t-on. Chapeau, la diva!
Matin Dimanche (CH) – Le 20 octobre 2019